Premio Nacional de Sociología y Ciencia Política 2018

Notice biographique de M. María Ángeles Durán Heras
par Inés Alberdi Alonso

María Ángeles Durán Heras

DISCOURS DE MADAME INÉS ALBERDI ALONSO À L’OCCASION DE LA REMISE DU PRIX NATIONAL DE SOCIOLOGIE ET SCIENCES POLITIQUES, 2018

Majesté, madame la vice-présidente du gouvernement, monsieur le président du CIS, mesdames et messieurs, chers amis, chère María Ángeles,

Ceci ressemble à un rêve. Être ici pour présenter le prix national de sociologie qui sera remis par le roi d’Espagne à María Ángeles Durán

Un rêve ? Oui, si je me souviens de ma jeunesse, c’est un rêve. Et je vais conserver ce regard d’enfant pour évoquer le parcours qui nous a menés jusqu’à aujourd’hui.

La sociologie est un savoir qui n’a pas toujours eu le prestige dont il bénéficie de nos jours. Son incapacité à produire des analyses parfaitement exactes joue en sa défaveur, mais nous pouvons dire pour sa défense que la sociologie est la discipline qui pose les questions les plus intéressantes et traite les sujets les plus importants.

Et ce prix est décerné par le roi, un roi constitutionnel et démocratique, tel que nous pouvions le voir dans les pays que nous enviions, comme la Suède et la Norvège. Des pays possédant des traditions démocratiques, plus de libertés et une égalité sociale plus importante, des pays que nous regardions avec envie dans une dictature où les droits politiques étaient absents. Actuellement, alors que nous venons de commémorer les quarante ans de notre constitution, nous pouvons être fiers de cette période qui a commencé de manière incertaine mais qui a donné lieu à de nombreuses années de paix et de prospérité, au cours desquelles la couronne espagnole a joué un rôle très positif.

Voir Sa Majesté remettre le prix national de sociologie à une personne exceptionnelle qui, de surcroît, est une femme, constitue une grande satisfaction. Si je repense à ma jeunesse, cela semble anormal. Lorsque je suis arrivée à la faculté des sciences politiques et économiques, il y avait très peu de femmes professeurs, et aucune d’entre elles n’étaient titulaire d’une chaire.

Ce prix reflète les changements que nous avons apportés, le chemin que nous avons parcouru et la direction que nous avons prise. Au cours de ces années, la sociologie a également fait un pas de géant. En tant que discipline, elle a façonné et analysé notre démocratie, tout en veillant sur elle. Peu de générations ont eu la même chance que la nôtre, celle d’étudier les changements sociaux et d’observer leur déroulement. Il est possible d’analyser les changements sociaux depuis de nombreuses perspectives, mais la position qu’occupe la sociologie dans ce domaine ne peut être qu’enviée. Il en est de même pour ma génération. Nous avons commencé par désirer un changement, nous avons ensuite lutté pour l'obtenir et finalement, nous nous sommes consacrés à l’analyser.

C’est ce qu’a fait María Ángeles Duran, avec le sérieux et la profondeur que ce prix reconnaît aujourd’hui au niveau national. Nous sommes nombreux parmi ceux et celles qui sont présents à regretter l’absence de José Ramón Torregrosa. Il aurait aimé être ici parmi nous. Il aurait partagé le plaisir de sa femme, qu’il a tant aidée et qui l’a tant aidé. L’union de María Ángeles et José Ramón était un « marriage of true minds », comme on l’a dit de l’union de Virginia et Leonard Woolf, une rencontre entre deux grands esprits partageant les mêmes affinités. Unis depuis leur prime jeunesse, ils ont tous deux suivi des études et axé leur travail de recherche sur des domaines très proches : lui la psychologie et elle la sociologie du quotidien.

Nous sommes ici pour expliquer l’œuvre de María Ángeles Durán, à laquelle elle a consacré toute sa vie. Selon Proust, les grands auteurs portent leur œuvre en eux et doivent s’y dévouer, dans le meilleur sens du terme.

Comme Proust, María Ángeles a consacré une partie de sa vie à réfléchir sur le temps. L’une de ses recherches les plus intéressantes a consisté à relier la perspective du genre aux différences dans l’utilisation du temps. Pourquoi la vie des hommes et des femmes a-t-elle été si différente jusqu’à maintenant ? Pourquoi leur vie commence-t-elle à se ressembler seulement depuis le XXIe siècle ? Parce que les hommes et les femmes ont utilisé le temps d’une autre manière, parce qu’ils se sont consacrés à d’autres choses et que la chronologie de leur vie respective s’est développée différemment. Nous savons comment a commencé la différenciation des tâches de chacun, mais nous ne savons toujours pas expliquer pourquoi cette différenciation s’est transformée en une différence de pouvoir. Au XIXe siècle, Durkheim faisait l’éloge de la prudence des êtres humains lorsqu’ils divisent le travail entre hommes et femmes. Les femmes consacrent leur vie à une tâche fondamentale, celle de la reproduction, tandis que les hommes s’occupent de la protection, la création et la construction. Cette division des tâches révèle une grande intelligence, tout en étant à l’origine de grandes inégalités.

Il est difficile d’expliquer pourquoi cette différenciation a entraîné la soumission des femmes et l’exercice par les hommes de leur pouvoir sur les femmes. Cette question est au centre de l’œuvre d’Harari, Sapiens. Comment expliquer que les personnes qui réalisent la chose la plus surprenante, la plus magique, mettre au monde de nouveaux êtres, se retrouvent dépossédées de tout pouvoir dans la plupart des sociétés connues ? Nous connaissons l’histoire, la succession des faits qui la constituent, mais nous ne savons pas comment s’est produite cette évolution.

Mais bien que nous ne disposions pas d’une explication suffisamment satisfaisante sur l’apparition du patriarcat, nous disposons en revanche, grâce à des études comme celles que María Ángeles Duran a réalisées, d’une description de son enracinement et de sa permanence. En étudiant ce à quoi les femmes et les hommes consacrent leur temps, nous pouvons comprendre la soumission des femmes aux lois de la nature, après des siècles et des siècles consacrés à la reproduction et aux soins.

Les progrès techniques du XXe siècle ont jeté les bases de la révolution féministe, qui a commencé à exiger non seulement une éducation similaire pour les hommes et les femmes, mais surtout des droits égaux au travail et dans la société. C’était les années soixante, une époque qu’a vécue María Ángeles Duran. C’est lors de cette décennie qu’en Espagne, on a vu résonner les premiers échos de cette révolution féministe qui était née au cœur des manifestations américaines en faveur des droits civils et contre la guerre du Vietnam. Ces revendications ont influencé les universités espagnoles, notamment la faculté des sciences politiques et économiques de Madrid, connue pour l’activisme de ses étudiants et leur désir de changer le monde. María Ángeles Duran a aussi vécu ce moment.

La contribution de Durán à la sociologie se centre sur l’étude d’une série d’aspects qui, auparavant, étaient passés inaperçus. Sa plus grande réussite a été d’introduire dans le champ social et de l’enseignement l’étude d’une série de questions que l’on éludait en raison de leur évidence : le travail non rémunéré et la valeur économique des soins, c’est-à-dire, la contribution des femmes au bien-être.

Le travail de María Ángeles Duran a toujours pris en compte l’idée de l’égalité des chances entre les femmes et les hommes. Elle a étudié le soin porté aux enfants, le temps de repos ou de travail et l’espérance de vie, en tenant toujours compte de la perspective du genre. Une perspective qui consiste à garder les yeux ouverts sur les éventuelles discriminations que nous ne voyons pas car elles existent « depuis toujours ». Comme le rappelait Emilio Lamo de Espinosa il y a deux ans à l’occasion d’un événement similaire à celui qui nous réunit aujourd’hui, la sociologie doit consister à interroger ce qui est évident, ce qui a été oublié et ce qui passe inaperçu, parce que « c’est comme ça depuis toujours ». Problématiser des phénomènes du quotidien que nous considérons comme allant de soi. Ici, il s’agit de l’inégalité des sexes.

En Espagne, la sociologie a représenté un projet de modernisation dont le travail de María Ángeles Durán est un bon exemple. Parmi les changements les plus importants qui se sont produits en Espagne au cours de ces années de vie démocratique, ceux qui sont liés à la vie des femmes figurent sans doute parmi les plus remarquables. Leur niveau d’éducation, de participation au travail rémunéré, d’autonomie et de liberté a constitué l’une des transitions de modernisation les plus profondes du pays. Actuellement, grâce à des études comme celles de Durán, et grâce aux efforts de milliers d’hommes et de femmes qui ont fait leur la revendication des droits des femmes, l’Espagne n’a pas à rougir dans sa comparaison avec les pays les plus avancés d’Europe.

María Ángeles Durán a obtenu son diplôme de la faculté des sciences politiques et économiques en 1964. Elle a présenté sa thèse intitulée « El trabajo de las mujeres » en 1971. Elle est devenue titulaire d’une chaire de sociologie en 1982. Au sein du CSIC, à partir de 1987, elle a centré ses recherches sur le travail, la famille, la santé et l’urbanisme. Toujours en conservant la perspective du genre. Son travail a également eu de grandes répercussions sociales. Il a notamment servi à plusieurs groupes sociaux qui, grâce à lui, ont pu revendiquer leurs activités et justifier leurs exigences.

Durán a également été largement reconnue pour son œuvre à l’international grâce aux conférences qu’elle a données dans le monde entier. Elle a également donné des conférences dans les universités espagnoles. L’université autonomes de Madrid, l’université de Valence et celle de Grenade lui ont décerné un doctorat honoris causa.

En tant que présidente de la Fédération espagnole de sociologie et membre du comité exécutif de l’association internationale de sociologie, elle a participé à de nombreux congrès et symposiums organisés dans des centres et universités du monde entier, et ainsi contribué à l’institutionnalisation de la sociologie en tant que profession.

María Ángeles Durán a essentiellement été une chercheuse centrée sur la réalité sociale. Elle s’est intéressée à de nombreux sujets : les soins dans le domaine de la santé, la famille, la conciliation de la vie personnelle et professionnelle, les temps des soins et des autres activités non considérées comme un travail. Elle s’est également intéressée à l’aménagement des villes et a récemment publié « La riqueza invisible del cuidado ».

María Ángeles Durán a été un exemple pour les générations de jeunes femmes qui ont reçu son enseignement et que ses ouvrages ont inspirées. Sa vie et son œuvre ont servi d’exemple à de nombreuses femmes espagnoles.

Enfin, je souhaite insister sur l’importance de l’œuvre de Durán sur le travail non rémunéré des femmes. Analyser la valeur du travail non rémunéré dans les économies développées et expliquer comment le bien-être repose sur des contributions souvent invisibles et réalisées par des femmes était à la fois important et novateur.

Rendre visible le secteur non rémunéré de l’économie permet de comptabiliser le travail non rémunéré réalisé par les femmes. Cette revendication de la contribution féminine au bien-être de tous mérite notre reconnaissance.

Aujourd’hui, il s’agit de la première femme à qui on décerne le prix national de sociologie, tout comme elle a été la première femme à devenir titulaire d’une chaire de sociologie en 1982. María Ángeles Durán a souvent été pionnière. Je terminerai en souhaitant que les premières fois cessent d’exister, car les femmes sont des citoyennes jouissant de tous les droits et de toutes les opportunités, et non pas des exceptions minoritaires dans les professions et récompenses.

Nous célébrons un événement qui possède toutes les caractéristiques d’un rêve. Pour reprendre le titre de l’un des livres de Durán, si Aristote levait la tête (« Si Aristóteles levantara la cabeza »), je crois qu’il ne pourrait pas y croire. Qu’une cérémonie si solennelle soit consacrée à célébrer les réussites d’une femme qui s’est occupée d’étudier des sujets si proches des siens lui semblerait impossible. Une femme qui s’est fait remarquer parmi ses pairs pour ses mérites exceptionnels et qui est digne de recevoir le prix national de sociologie. Je vous remercie.

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